window.dataLayer = window.dataLayer || []; function gtag(){dataLayer.push(arguments);} gtag('js', new Date()); gtag('config', 'G-XZCLKHW56X'); Racisme à l’italienne : quand les Noir·e·s subissent les restes du fascisme - Ereb

Racisme à l’italienne : quand les Noir·e·s subissent les restes du fascisme

09/11/2023

Autrice:

Rebecca Ann Hughes

Photographe:

Carolina Rapezzi

Blackfaces, manque de représentation, amnésie historique, stéréotypes à la télé et dans les manuels scolaires… Vivre en Italie en tant que personne noire peut s’avérer difficile. Tant et si bien que certain·e·s préfèrent partir à l’étranger. Mais ce départ ne signifie pas la fin de leur combat contre le racisme dans la Botte, au contraire, il ne fait que commencer.

Alessia Reyna a grandi dans une petite ville d’Italie avec un père africain-américain et une mère péruvienne. Une enfance loin d’être idyllique, troublée par la discrimination que subissent les Noir·e·s. « J’étais la seule Noire, raconte-t-elle d’une voix ferme. Je manquais tellement de représentation que je me suis convaincue que j’étais blanche à l’intérieur. » Elle a beau être née dans ce pays, pour certain·e·s, sa couleur de peau l’empêchait d’être une “vraie Italienne”.

La consrtuction d'une identité

Les personnes non blanches sont souvent exclues de la société italienne, bien qu’elles fassent partie de l’histoire du pays depuis des années. Leur présence a été délibérément ignorée dans la construction de l’identité italienne et de son image. Pour le sociologue Mauro Valeri, cette suppression des citoyen·ne·s italien·ne·s noir·e·s est « une histoire qui reste à écrire ». Le coupable de ce processus ? L’idéologie fasciste des années 1930 qui a redéfini les Italien·ne·s comme arien·ne·s et catholiques et reconsidéré la race comme élément d’une structure idéologique de supériorité blanche et d’identité nationale.

À cette époque, les images utilisées dans les médias et la propagande ont été un outil clef pour incarner l’archétype de “la race italienne”  — et ses antithèses. Sous le régime fasciste, les corps et visages noirs étaient représentés de façon très essentialisées et caricaturales. Cela a permis de transformer « les notions incohérentes et vagues d’identité et de race en ontologies concrètes et efficaces », écrit Lucia Piccioni dans son essai Images of black faces in Italian colonialism. Un magazine, La Difesa della razza, était particulièrement prolifique dans l’usage des illustrations pour construire ses théories raciales. Sur une couverture datée du 5 août 1938, sont juxtaposés les profils d’une ancienne sculpture classique, une sculpture caricaturale du IIIe siècle av. J.-C. en terre cuite d’un “Sémite” et une photo anthropologique d’une femme soudanaise. Une épée est érigée entre le buste classique et les deux autres pour signifier la détermination du régime fasciste à empêcher, à travers sa politique raciale, toute forme de métissage.

  • Alessia Reyna assise devant son université. © Carolina Rapezzi

Si ce type de propagande peut nous sembler d’un autre temps, ses réminiscences perdurent. Quand Reyna était petite, des images déshumanisantes continuaient d’infecter les médias italiens. Il était courant de voir des blackfaces — quand des performeur·euse·s non noir·e·s utilisent du maquillage de théâtre pour foncer leur peau — dans les émissions de télé. Les personnes non blanches étaient aussi invitées en plateau pour être moquées, se souvient la trentenaire. « Comme iels savaient que leur rôle était d’être celles et ceux dont on rit, iels jouaient aussi le jeu », explique Reyna. « Ce n’était pas de leur faute, mais les médias n’ont pas pris conscience des conséquences. »

« Quand j'étais à l'école, j'avais peur des médias. »

Pour Reyna, chacune de ces apparitions stéréotypées ou satiriques d’une personne noire sur le petit écran était synonyme de moquerie le lendemain en classe. « Je me souviens de toute l’école riant de mes cheveux à cause du style capillaire d’une actrice noire, remet Reyna dont les longs cheveux sombres tombent derrière les épaules. J’avais peur des médias. »

La haine de soi dès l'enfance

Vivian Iroanya, dont les parents ont déménagé du Nigeria à la ville italienne de Padoue en 1997, a connu le même racisme et les mêmes agressions dans ses jeunes années. Elle raconte aussi que les autres enfants se moquaient de ses cheveux et de sa couleur de peau et qu’iels refusaient de jouer avec elle. Mais elle a aussi découvert que l’absence d’histoire noire de l’Italie dans les manuels scolaires était tout aussi dommageable — en particulier lorsqu’il s’agit de la colonisation italienne. « Les programmes ne vont pas assez en profondeur, ne mentionnent pas le nombre de personnes qui ont été tuées ni les horribles choses qui se sont produites », constate-t-elle. « Si on n’enseigne pas ces choses, ça peut encourager les attitudes racistes que certain·e·s Italien·ne·s adoptent. »

Aujourd’hui, cette altération visuelle se poursuit sans relâche. En 2021, des stéréotypes raciaux présents dans les manuels scolaires de primaire ont suscité un tollé. Dans l’un d’eux, on peut voir le dessin d’un enfant noir disant, dans un italien approximatif, que sa résolution pour la nouvelle année est d’apprendre correctement la langue. Dans un autre, un garçon blanc demande à une fille noire : « Es-tu noire ou es-tu sale ? » Pour Reyna, le fait que cela figure dans un manuel fait que les enfants se diront  que ça doit être vrai. « Ces livres m’inquiètent pour la génération future, ajoute-t-elle. Si pour notre génération ‘l’Italie n’était pas encore assez ouverte’, quelle est l’excuse de l’Italie aujourd’hui ? »

  • Le goût amer du café @ Rebecca Ann Hughes

Allez vous prendre un petit café dans le Nord de l’Italie et vous pourriez tomber sur un sachet de sucre dont le logo est une caricature d’une jeune femme noire assise sur un tas de sucre. Elle est pieds nus, vêtue d’un simple pagne et ses expressions faciales sont exagérées de façon grotesque. Une autre marque utilise le dessin d’un serveur dont le visage a tout bonnement été remplacé par un grain de café marron foncé — une déshumanisation qui ne lui attribue comme équivalent que le produit qu’il sert. Bien que la marque ait depuis changé son logo, l’image figure toujours sur les anciens produits dérivés et les anciennes publicités.

Les réseaux sociaux ont aussi émergé telle une bénédiction pour les politicien·ne·s d’extrême droite soucieux de propager leur ‘vision’ des Noir·e·s. En 2018, Matteo Salvini, le notoire leader politique anti-immigré·e·s écrivait ces mots sur Twitter : « Une femme de 25 ans a été attaquée à la gare de Milan, s’arrachant à un VIOL grâce à un spray anti-agression au poivre. Le violeur a été arrêté aujourd’hui, espérons que cette fois-ci, il tombera sur un juge qui le gardera en prison pendant des années. P.S. Je n’ai pas le droit de vous dire que le violeur est nigérien, immigré clandestin avec un casier judiciaire ou je serai taxé de RACISME. » Salvini a oublié de dire que la victime était aussi une immigrante qui rentrait à la maison après une garde de nuit.

Trente-et-un pour cent des Italien·ne·s affirment « leur préférence pour une société composée exclusivement de personnes de la même couleur de peau. »

Ce type de rhétorique a pour effet de renforcer dans la conscience collective le lien entre la couleur de la peau, l’immigration illégale et un danger pour l’Italie. Sur fond de “crise européenne des réfugié·e·s”, ces idées favorisent une société qui continue d’assimiler la blancheur à l’identité et la légitimité nationales, et la noirceur à une menace et un polluant. Selon un sondage d’Enzo Risso publié dans Domani en janvier 2023, 31 % des Italien·ne·s affirment « clairement et sans détour leur préférence pour une société composée exclusivement de personnes de la même ethnie et de la même couleur de peau ». Ce qui pour Reyna signifie avoir grandi en se sentant « totalement seule » et en ayant l’impression de ne trouver sa place nulle part.

Des voix contre le racisme

Quand Reyna a atteint la vingtaine, elle a commencé à analyser la haine de soi qu’elle avait entretenue depuis des années. « Je me suis vite rendu compte que ce n’était pas moi le problème en Italie, c’est le système le problème ! » affirme-t-elle aujourd’hui. Sa première réaction a alors été de s’envoler pour le Japon. « J’étais en dépression et je me suis dit ‘soit tu abandonnes, soit tu fais quelque chose’. » Au Japon, elle découvre un pays où elle ne ressent pas la même haine dirigée contre elle que dans son propre pays. Iroanya a pâti du même manque de soutien en Italie, qui l’a poussée, elle, à partir pour le Royaume-Uni. « Je voulais être journaliste, mais je n’avais jamais vu une personne noire assumer cette fonction à la télé italienne », explique-t-elle encore vêtue de sa veste de costume noir après sa journée de travail comme “associate editor” pour un média londonien spécialisé dans le marché des énergies. « Quand j’ai vu à quel point c’était différent au Royaume-Uni, j’ai halluciné ! » se souvient-elle.

  • Vers un nouvel univers médiatique, une société plus ouverte et un monde du travail plus inclusif. © Carolina Rapezzi

  • Vers un nouvel univers médiatique, une société plus ouverte et un monde du travail plus inclusif. © Carolina Rapezzi

  • Tout en continuant de renforcer le réseau d'activistes en Italie. © Carolina Rapezzi

Après le meurtre de George Floyd par un officier de police aux USA, Reyna est retournée en Italie, le temps de se retrouver nez à nez avec des slogans comme ‘all lives matter’. Extrême frustrée par ces réactions, elle co-fonde alors le collectif Black Lives Matter Italia, qui deviendra plus tard  D.E.I Futuro Antirazzista. L’un des buts de cette organisation est de documenter la fréquence choquante d’épisodes racistes à l’encontre des personnes noires dans les médias italiens. Les blackfaces, par exemple, continuent d’être utilisés dans des sketches, ce que le groupe qualifie de « racisme systémique à la télévision nationale dans un climat d’impunité ». De la même façon pour Iroanya, le blackface et les autres formes de caricatures dans les médias permettent au racisme de se diffuser de façon débridée au sein de la société italienne. « Si un enfant voit des blagues racistes dans les médias, on entre dans un cercle vicieux, pose-t-elle avant d’expliquer sa logique. Les jeunes vont ensuite prendre la relève et perpétuer ce comportement raciste. »

En mai 2023, Reyna et son groupe d’activistes ont mis en évidence la couv’ explicitement raciste du magazine Panorama. En une s’affichaient alors les mots suivants ‘Un’Italia senza italiani’ (Une Italie sans Italiens) sur une carte de l’Italie remplie de visages de personnes racisées. « Il n’y a rien d’accidentel là-dedans, peut-on lire sur un post Instagram de D.E.I Futuro antirazzista, à commencer par le choix de la couleur de la couv’ : le rouge, afin de communiquer l’idée d’un état d’alerte ; une esthétique subtilement arabisante ; et enfin les voilà ces corps non blancs que la Botte peut à peine contenir. » Pour Reyna cette image a renforcé la croyance selon laquelle les Italien·ne·s ne peuvent être que blanc·he·s et catholiques. « Je connais des gens qui [au moment de cette une] se sont sentis terriblement mal à l’aise, d’autres gênés et honteux, se souvient-elle. Personnellement, j’étais dégoutée et j’ai pensé que mon pays nous avait une fois de plus laissé tomber. »

  • Sur sa page Instagram, le groupe D.E.I Futuro Antirazzista répertorie les représentations racistes encore véhiculées par les médias italiens. © Carolina Rapezzi

Les représentations des Noir·e·s dans les médias et l’industrie du divertissement continuent à être si restreintes et stéréotypées qu’en 2021, la sortie d’une série Netflix avec un casting majoritairement noir a fait les gros titres à l’international. Zero suit les aventures d’un adolescent qui se découvre la capacité de devenir invisible  — métaphore de la marginalisation des personnes racisées en Italie — et qui sauve son quartier de la criminalité. « Cela va au-delà de la peau noire. Il s’agit de raconter précisément l’Italie de 2021, ce que les médias ne font pas. Ils montrent l’Italie telle qu’elle était il y a 25 ans, alors que mon objectif est de raconter l’Italie telle qu’elle est aujourd’hui »,  a déclaré au média américain WWD, Dikele Distefano, coauteur de l’émission et du livre Non ho mai avuto la mia età  — Je n’ai jamais eu mon âge —, sur lequel Zero se base.

Pour Reyna et son association, mettre en lumière le racisme endémique de la société italienne est une bataille perpétuelle. « Nous recevons constamment des plaintes, nous avons été dénoncé·e·s et notre page web a été fermée », explique la cofondatrice. « Mais je continue à travailler dur, je veux sensibiliser les gens », assure-t-elle depuis son appartement au Royaume-Uni, où elle a également décidé de s’installer il y a deux ans. Au sein de D.E.I Futuro Antirazzista, elle œuvre avec 30 autres membres, participant à des réunions et à des rencontres, et consacrant parfois plusieurs heures par jour à l’organisation.

Au Royaume-Uni, Iroanya est parvenue à devenir la journaliste qu’elle rêvait d’être. Elle a notamment écrit sur sa situation de « citoyenne de seconde zone » en Italie et mené des enquêtes sur l’utilisation du blackface dans les médias. « Je vais continuer à faire des reportages sur les Italien·ne·s noir·e·s et les questions sociales et à faire du mieux que je peux », professe-t-elle.

  • Alessia Reyna prépare le prochain événement de D.E.I. Futuro Antirazzista qui se tiendra à Florence le 11 novembre 2023. © Carolina Rapezzi

  • Dès le début de sa carrière, Vivian Iroanya s'est intéressé aux stéréotypes diffusés dans les médias, notamment à la Rai, la télévision italienne publique. © Carolina Rapezzi

Lorsqu’on leur demande si l’une ou l’autre vont rentrer en Italie, la réponse est sans appel. « La seule raison pour laquelle j’y retourne, c’est pour rencontrer d’autres activistes, car je veux m’engager auprès d’elles et eux, ou bien pour des vacances. Sinon, pas du tout », lâche Iroanya. « No way », renchérit Reyna. « Même si j’allais dans une grande ville, où il y a des personnes qui me ressemblent, sont nées et ont grandi ici, je sais que je n’y serai pas heureuse. »

Connecting the dots

Christina Lee:

Rédactrice en chef chez Unbias the News

Les voix qui sont sous-représentées sont mal représentées

Les médias d’information sont faits pour servir la population et refléter les histoires qui sont importantes à ses yeux. Mais souvent, dans les rédactions, seule une toute petite partie de la population est représentée. Les newsrooms sont souvent majoritairement blanches, avec des hommes aux postes de managers. Les hommes blancs ne sont pas forcément de mauvais journalistes, mais l’homogénéité est une mauvaise chose pour une industrie dont le rôle est de représenter la diversité. Du Covid à la crise climatique, nous avons pu constater que l’accent était mis de façon inégale sur la société blanche et riche, au détriment de touts·te·s les autres.

Chez Unbias the News, nous avons passé plusieurs années à étudier les obstacles à la diversité dans les médias. L’une des barrières principales est le harcèlement. Les journalistes noir·e·s racontent être perçu·e·s comme « politiques » simplement pour ce qu’iels sont, se retrouvant avec leurs sujets proposés à d’autres collègues ou faisant l’objet de commentaires malvenus sur leur apparence.

En parallèle, ce que nous appelons une approche « extractive » généralisée dans les médias continue de saper l’égalité et de reproduire des attitudes coloniales à l’égard de la Global Majority (une expression employée pour désigner l’ensemble des “minorités” qui représentent 95% de la population mondiale, ndlr.). Par exemple, les personnes originaires de pays dont le PIB est plus faible reçoivent moins d’argent pour travailler sur le même sujet pour le même média, même si les attentes en matière de travail sont les mêmes. En outre, les journalistes blanc·he·s présentent parfois comme les leurs des articles qui ont nécessité un travail considérable de la part de collègues noir·e·s, s’attribuant ainsi le mérite du labeur d’autrui et lui refusant les titres et les accolades professionnelles qui vont de pair avec ce mérite. Comme l’a écrit ma collègue Wafaa Albadry : « Même si nous avons plus de connaissances, on ne nous fait pas confiance. »

Il est peu probable que cette dynamique change tant que le pouvoir restera concentré entre les mains de quelques-un·e·s, que les journalistes garderont jalousement leur signature et que les brimades racistes ou les remarques dans les salles de rédaction resteront impunies.

Mais il y a peut-être quelques bonnes nouvelles. Tout d’abord, de plus en plus de journalistes se rendent compte qu’iels doivent collaborer pour rendre compte des “polycrises” qui touchent leur public, or la collaboration ne fait pas bon ménage avec l’accaparement du crédit et des projecteurs. Deuxièmement, il existe des médias indépendants qui tentent de bousculer la dynamique traditionnelle, d’embaucher des personnes pour rendre compte des réalités de leurs propres communautés et de donner la priorité à la diversité dans leurs rédactions. Ces efforts méritent d’être soutenus et amplifiés. Enfin, le public exige une plus grande diversité dans sa consommation de l’information, car il se lasse d’entendre des points de vue similaires sur les mêmes sujets toute la journée. Cela permet aux voix qui ont été enfouies dans le passé de revenir sur le devant de la scène.

Néanmoins, nous sommes loin d’avoir atteint un statu quo d’égalité, de diversité et de respect dans une rédaction standard, et cela devrait tous nous inquiéter. Dans un climat de polarisation, le fait que les gens voient leur propre communauté continuellement dénigrée et mal représentée ne fait qu’accroître la méfiance à l’égard des médias. Cette situation ne peut changer que si les médias s’efforcent de refléter fidèlement leur audience, dans toute sa diversité, et d’examiner les problèmes à travers les différents prismes que nos sociétés adoptent, mais que nos médias ne retranscrivent que trop rarement.

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