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La laborieuse remise en marche des salins espagnols

19/10/2023

Journaliste et photographe:

Helena Rodríguez

Journaliste:

María Elorza Saralegui

Pour raviver l’économie en berne du Sud de l’Espagne, empêcher la montée des eaux et protéger les oiseaux migrateurs, des scientifiques, activistes et travailleur·euse·s affirment avoir la solution: ressusciter les marais salants de la baie de Cadix. Mais entre les défis financiers, les influences politiques et le nouveau marché du “carbone bleu”, relancer cette tradition artisanale n’est pas une mince affaire.

L’eau est bonne. Eva María Añino Pedreño frotte des flocons salés du bout de ses doigts et un sourire satisfait se dessine sur sa bouche. En collectant sa propre fleur de sel dans le “tajo” – le nom traditionnel donné aux bassins utilisés pour cristalliser le sel marin – cette ex-éducatrice environnementale a surpassé son père.

Né après les années 1930, le père d’Eva a appris tout jeune à collecter le sel, comme ça se faisait à l’époque dans la baie de Cadix, sur la côte atlantique de l’Andalousie. À tout juste neuf ans, il était devenu une “hormiguilla”  – une petite fourmi  – chargée de transporter les lourds seaux de sel sur des ânes jusqu’aux marchés pour les vendre. Mais contrairement à son patriarche, le père d’Eva était né trop tard, trop tard pour devenir un vrai “salinero”. Dès les années 1950, l’apparition du réfrigérateur et sa popularité parmi les ménages entrainèrent la baisse de la valeur du sel, autrefois utilisé pour conserver la nourriture, et la famille changea de carrière. « On a sauté une génération, » constate Eva aujourd’hui. Avec son associée Iryna Lavrentieva, elles relancent l’activité en montant leur entreprise dans le marais salant récemment restauré de La Esperanza.

La disparition

Derrière Iryna et Eva, le parc naturel de la baie de Cadix se déploie jusqu’à l’Atlantique, une étendue plate, humide et venteuse qui laisse apparaître en fond des constructions urbaines. Il s’agit de la plus grande zone humide du pays soumise aux marées, protégée par de nombreuses législations internationales dont le réseau EU Natura 2000. Les marais salants représentent plus de 10,5 hectares de ce territoire, un no man’s land qui marque la jonction entre la mer et la côte industrialisée de la baie.

  • Derrière les salins se dessinent les premiers bâtiments des villes côtières andalouses. © Helena Rodríguez

  • Bientôt l’heure de la récolte pour les "salineras". © Helena Rodríguez

  • Bientôt l’heure de la récolte pour les "salineras". © Helena Rodríguez

Longtemps considérés comme sales et puants, l’abandon des marais salants a fini par alerter une partie de la population. Des scientifiques pointent par exemple leur rôle dans la réduction des impacts du changement climatique : cet écosystème forme une barrière naturelle contre la montée des eaux, atout primordial pour se protéger de futures inondations. Les↓marais côtiers jouent également le rôle de puissants puits de carbone, absorbant le CO2 dix fois plus vite que d’anciennes forêts tropicales.

Une étude de la Nasa révèle qu’entre 2000 et 2019, chaque heure, une zone de la taille de deux terrains de foot disparaissait.

Mais partout dans le monde, les marais salants sont en danger. Ils ont déjà perdu 71% de leur surface depuis le début du siècle dernier à cause de de l’urbanisation, de l’érosion et de la montée du niveau de la mer. Une étude de la Nasa révèle qu’entre 2000 et 2019, chaque heure, une zone de la taille de deux terrains de foot disparaissait. À Cadix, près de 80% des salins sont à l’abandon. Leur disparition entraînerait celle de l’artisanat traditionnel des ouvrier·ère·s de la saliculture.

Afin de préserver la biodiversité et cet héritage culturel, des projets de restauration ont émergé autour de la Méditerranée et de l’Atlantique. Dans la baie de Cadix, un programme financé par l’université a remis en marche les salins de La Esperanza – “espoir” en espagnol. Là, des artisan·e·s, des entrepreneur·euse·s comme Eva et Iryna et des chercheur·e·s collaborent pour faire sortir de ces prés salés des produits compétitifs tout en préservant la faune locale.

  • Iryna et Eva se sont rencontrées ici même, à La Esperanza. © Helena Rodríguez

  • Jamais elles ne se lasseront du spectacle qu’offrent les marais au soleil couchant. © Helena Rodríguez

Leur amour pour les activités de plein air ainsi que leur envie de se reconnecter avec l’artisanat ancestral des saunier·ère·s ont amené les deux femmes à suivre des cours d’initiation à la restauration. « Et maintenant, on est tombées amoureuses de cet endroit, » explique Eva. Face à elle, alors que le vent d’est souffle dans ses cheveux, Iryna acquiesce en riant. « Même si on a déjà pris en photo ce spectacle, on ne peut pas s’empêcher de le reprendre encore et encore, » admet-elle tout en cherchant dans son sac une pellicule remplie d’images de coucher de soleil se reflétant dans les marais.

Le sel de la terre

Après dix minutes de voiture depuis la ville côtière de Puerto Real, l’imposante porte de La Esperanza, dressée seule au milieu de la baie, accueille les visiteurs L’entrée majestueuse rappelle l’importance que la production saline avait autrefois dans la province, aujourd’hui l’une des régions avec le taux de chômage le plus élevé d’Europe.

À la grande époque, la baie exportait 300 000 tonnes de sel par an.

Tradition millénaire héritée des Romains, à la fin du XIXe siècle, plus de la moitié des marais de la baie de Cadix avaient été transformés en salins, et des pyramides de sel s’alignaient le long de la côte. « Ma grand-mère est née dans l’un de ces estuaires. Cadix était une terre de mines de sel, ça fait partie de notre mémoire collective, ça a infusé l’identité locale, » raconte Eva son “vara” à la main – un long outil en bois utilisé pour gratter l’épaisse couche de sel que l’eau laisse à la surface des cristallisoirs en s’évaporant. À la grande époque, la baie exportait 300 000 tonnes de sel par an, soit 20% de la production espagnole, en grande partie vers l’Europe du Nord et l’Amérique. Cependant tout se détériora lors des décennies suivantes.

Un siècle plus tard, les constructions ont fleuri le long des côtes espagnoles – y compris dans les zones marécageuses – pour enrichir les élites politiques et satisfaire les besoins de vacances les pieds dans l’eau d’une classe moyenne en plein boum. En 1988, après des décennies de revendication de la part d’activistes écologistes de tout le pays, la nouvelle loi Littoral est promulguée. Les marais sont alors inclus dans le domaine maritime et terrestre public. Leur usage est dorénavant régulé via un régime de concessions. Et un an plus tard, le parc naturel de la baie de Cadix voit le jour. D’après Juan Clavero de l’organisation Ecologistas en Acción, cette législation a empêché l’irréversible destruction de marais menacés par le ciment. Mais pas la détérioration des salins. Laissés à l’abandon, ils se sont asséchés, l’eau retournant à l’océan ou débordant de bassins dont les murs s’affaissent, explique Clavero.

  • Et au milieu coulait une rivière. © Helena Rodríguez

Comme celle d’Eva, des familles entières ont perdu leurs revenus liés au sel. Certain·e·s propriétaires de salins se sont adapté·e·s en adoptant des machines industrielles pour la récolte. Plus de la moitié se sont tourné·e·s vers l’aquaculture, modifiant une fois de plus le paysage, tandis que beaucoup d’ouvrier·ère·s des marais sont allé·e·s travailler dans les chantiers navals. L’Andalusia-Atlantic Coastal Demarcation référence aujourd’hui 134 marais salants dans la baie, d’une surface totale de 5 000 hectares. « Environ cinq d’entre eux sont dédiés à la production de sel, 30 à l’aquaculture, et 90 à 100 sont abandonnés, » détaille le président du conseil d’administration du parc naturel et chercheur spécialiste du climat à l’Université de Cadix (UCA) Javier Benavente. Au milieu des marais, de nombreux cabanons et moulins sont en ruine.

Un nouvel espoir

La restauration de La Esperanza a commencé au début des années 2000, quand Alejandro Pérez, un chercheur en biologie à l’UCA, est arrivé dans la baie pour étudier la façon dont l’habitat des marais salants affectait les oiseaux de rivage. Il n’est plus jamais reparti. L’affable mordu d’oiseau est désormais directeur des services centraux de recherche de l’université, situé à La Esperanza.

Dans les salins, des panneaux enjoignent les visiteurs à regarder là où ils mettent leurs pieds :  « Nous nous reproduisons. Ne pas dépasser. » « Ici, nous travaillons en symbiose avec la nature, nous attendons que les oiseaux nichent pour récolter le sel, » explique Alejandro dans un sourire de fierté. Ses recherches l’ont amené à découvrir que transformer les marais en salins artisanaux pouvait être bénéfique, encourager la biodiversité et sauvegarder les espèces d’oiseaux menacées dans la baie. Certaines d’entre elles, comme le Gravelot à collier interrompu connu en espagnol sous le nom de “chorlitejo patinegro”, s’appuient sur les salins en activité pour sa reproduction, raconte Alejandro alors qu’il s’engage discrètement sur un sentier, faisant signe de nous taire et de le suivre en marchant dans ses pas afin de ne pas déranger les chorlitejos. Le petit oiseau rapide est difficile à repérer, tout comme le sont les œufs qui se cachent dans des zones boueuses, en camouflage au milieu des pierres.

  • Alejandro Pérez marche sur un 'madrid' - la bande centrale séparant les tajos - à la recherche d’oeufs. © Helena Rodríguez

  • Les mouettes sont les prédateurs naturels du chorlitejo. © Helena Rodríguez

  • Les œufs du chorlitejo en opération camouflage. © Helena Rodríguez

Le marais salant entretenu par l’université est un espace de reproduction à la fois pour des oiseaux migrateurs et des espèces locales. «En 30 ans, on est passé de cinq nids de chorlitejos patinegros à environ 150, » explique Alejandro en se protégeant les yeux du soleil avec la main.  « Au total, nous avons 400 nids de différentes espèces. » Au sein du parc naturel, on décompte plus de 20 000 individus.

Ces résultats sont arrivés à force de travail et de quelques factures élevées. « Nous avons dû tout rénover : les anciennes maisons des travailleurs, la grande entrée, les canaux, le mur d’enceinte… Ça nous a coûté environ 100 000 euros au total, » détaille le chercheur-directeur. Le ministère de l’Agriculture, de l’alimentation et de l’environnement a aussi injecté 480 000 euros dans ces efforts, mais les coûts ne disparaissent pas à la fin de la restauration. Les salins exigent un soin permanent. « On dépense 10 à 15 000 euros par an simplement pour la maintenance, sans prendre en compte les emplois, » explique Alejandro.

  • Juan Clavero dénonce depuis des années la situation des salins de San Jose. © Helena Rodríguez

  • Juan Clavero dénonce depuis des années la situation des salins de San Jose. © Helena Rodríguez

Et parfois, il faut se confronter aux autorités régionales. Dans la ville voisine d’El Puerto de Santa Maria, les salins de San Jose n’ont bénéficié d’aucun soin depuis des années, dénonce l’écologiste Juan Clavero. Restauré en 2015 grâce à des fonds nationaux et européens, le marais salant est de nouveau à l’abandon. En 2019, le gouvernement régional andalou a lancé un appel d’offres pour allouer la concession du marais salant. Le processus a été annulé deux fois, les Ecologistas en Acción dénonçant ses  « nombreuses irrégularités ». Seules les organisations à but lucratif étaient autorisées à candidater, ce qui a poussé l’ONG à déposer une proposition en collaboration avec une entreprise privée. Proposition rejetée par le gouvernement « sans aucune justification », dénoncent alors les écologistes. Des critiques s’élèvent et l’appel d’offres est renouvelé en mars 2020. Cette fois, l’organisation présente 60 mesures précises « qui répondaient à chacun des critères mentionnés par le gouvernement, mais finalement, nous avons obtenu zéro point sur 60, prétendument pour ‘un manque de concrétisation’, » remet Clavero encore frustré.

Plutôt qu’à l’association, la concession du marais salant est revenue à une entité privée avec des projets de construction violant la Loi littoral. Le ministère de la Transition écologique a donc forcé l’entreprise à rendre la concession. Depuis, « aucun nouvel appel n’a été lancé et l’affaire est bloquée, » constate Clavero, debout au milieu du pré salé la main pointée vers le sol craquelé. D’après cet activiste retraité, qui a travaillé pendant 45 ans comme professeur à El Puerto de Santa Maria, le gouvernement n’a simplement pas envie de confier le salin à une organisation à but non lucratif,  « malgré le gros potentiel éducatif d’un marais salant public ».

La relève des femmes

De retour à La Esperanza, Demetrio Berenguer ramasse sans effort un vara de dix mètres de long. Son visage buriné par le soleil est à moitié caché sous un chapeau de paille. Ce professionnel du sel a passé toute sa vie dans les marais de la baie, comme son père et son grand-père avant lui. Employé par l’université pour entretenir les bassins et réguler le courant des marées et des reflux, Demetrio transmet aussi son savoir à une nouvelle génération de saunier·ère·s comme Eva et Iryna. Contrairement à Eva, Iryna qui est originaire d’Ukraine n’a pas de liens familiaux avec le milieu. « J’ai dû expliquer à mes proches en Ukraine ce qu’était un marais salant ! » s’amuse la jeune femme. Toujours est-il qu’avec sa fascination pour les processus physiochimiques naturels et la bonne entente avec sa récente camarade de formation, le choix de se lancer dans la délicate production de sel marin lui est apparu naturel.

  • Demetrio Berenguer se tient près d’une des grandes portes qui laissent l’eau de la mer entrer dans les canaux. © Helena Rodríguez

Ni l’une ni l’autre n’avait d’expérience entrepreneuriale, mais lorsqu’elles ont appris que La Esperanza louait des tajos pour dix euros par an, elles ont sauté sur l’occasion. La nuit, Iryna travaille pour finir son master en chimie ; la journée, elle conduit  avec enthousiasme des expérimentations avec le sel. « À chaque étendue salée son vent, sa terre, son eau, son monde, » théorise-t-elle.

L’un des points fondamentaux de leur travail est l’adaptation des bassins et des outils aux conditions physiques des ouvrières des salins, historiquement exclues de ce commerce.  Les varas qu’elles utilisent, faits en eucalyptus et aluminium, sont plus légers, les tajos ont une profondeur de trois mètres contre cinq habituellement. « Cette modification était essentielle pour nous permettre de travailler dans les cristalisoirs et on espère que ça va ouvrir les portes des salins à plus de femmes à l’avenir, » raconte Eva.

  • Iryna Lavrentieva vara à la main. © Helena Rodríguez

  • Eva María Añino Pedreño vara à la main. © Helena Rodríguez

Les changements ont également amené de bons résultats inattendus. « Comme les bassins sont plus petits, ils sont davantage à l’abri du vent et produisent plus de fleur de sel, » explique Eva. L’année passée, elles ont collecté 60 kilos de fleur de sel et une tonne de sel marin vierge. Tout a été vendu dans des foires d’artisanat et des marchés gourmets, où elles ont été chaleureusement accueillies, contrairement à l’hostilité à laquelle certaines productrices de sel ont été confrontées par le passé.

Mais ce business n’en reste pas moins compliqué. La soutenabilité économique de la production traditionnelle de sel est un vrai défi. Comme le directeur du parc naturel, Rafael Martin, l’explique, l’une des difficultés que rencontrent les saliculteur·ice·s espagnol·e·s est le manque de subvention, d’intérêt politique et de régulation spécifique sur le sel marin vierge.  « La production de sel marin est considérée comme une branche du secteur minier, catégorisée comme un minerai industriel. Si elle faisait partie de la législation agricole, comme en France ou au Portugal, elle pourrait prétendre aux fonds de la PAC (la Politique agricole commune), par exemple. » Ces défis sont présents dans les esprits des deux entrepreneuses. « On voulait se constituer en coopérative, mais avec les frais des débuts et sans encore de salaire, c’était complexe et trop coûteux, donc pour le moment, nous avons créé l’association Las Salineras de La Esperanza. »

Du sel, des huîtres et un spa

Les marais font partie des écosystèmes les plus prolifiques au côté des mangroves. Et les locaux en tirent le meilleur depuis toujours, profitant non seulement du commerce du sel, mais aussi de la présence de différentes espèces. Les travailleur·euse·s du siècle dernier avaient pour habitude d’installer des filets à l’entrée des canaux pour attraper des crevettes, de la dorade, de la sole et ramener le dîner à la maison. « Quand j’étais petite, j’adorais aller dans les canaux pour pêcher des huîtres et des fruits de mer, » se souvient Eva. La famille Ariza qui travaille à la Balvanera, un marais salant adjacent à La Esperanza récemment restauré par l’organisation locale Salarte, continue de le faire.

« Tout est naturel ici, on ne plante rien ; c’est la marée qui amène tout ça. »

Comme Demetrio a La Esperanza, Juan Ariza ouvre les portes et maintient les salins de Balvanera dans de bonnes conditions. Mais le robuste saunier au teint hâlé collecte aussi coquillages et crustacés crevettes et huîtres françaises et pêche les poissons de l’estuaire pour ensuite les vendre aux habitants, mettant à profit tout ce que l’écosystème peut lui offrir. « Tout est naturel ici, on ne plante rien ; c’est la marée qui amène tout ça, » explique-t-il dans un fort accent andalou, en enlevant ses bottes.

  • Juan Ariza inspecte ses filets. © Helena Rodríguez

  • Bonne pêche. © Helena Rodríguez

  • Bonne pêche. © Helena Rodríguez

  • Juan Ariza peut maintenant enlever ses bottes. © Helena Rodríguez

  • Isabel Ariza et son mari nettoient les crevettes pêchées dans l’estuaire. © Helena Rodríguez

De la même façon, dans les estuaires situés à côté du tajo d’Eva et Iryna, d’autres entrepreneur·euse·s cultivent de la salicorne – une plante d’eau salée qui pousse le long des bassins et résiste à la sécheresse – et des algues, dans l’espoir de trouver de nouveaux filons économiques à l’intérieur des marais salants. Mais pour le moment, la survie économique de La Esperanza ne serait pas possible sans le financement obtenu via l’université, qui lui permet d’accueillir différentes activités. Dans le futur, les deux femmes ont pour « objectif de créer un spa à base d’eau salée,  montrant les bienfaits pour la santé des minéraux présents dans les marais salants. »

Carbone bleu et montée des eaux

Dans les années 2020, un nouvel acteur a fait son entrée dans la baie – à l’invitation des autorités du parc naturel. Afin d’éviter la détérioration de l’habitat et d’assurer une viabilité financière, les autorités misent sur le juteux “carbone bleu”. Retenant d’énormes quantités de matière organique agrégée au fil des siècles, la terre des marais salants fait de ces écosystèmes des “hotspots du carbone”.

« En ce moment, un groupement de compagnies est en train de se mettre d’accord pour investir et restaurer un marais. C’est un premier projet pilote, » annonce le directeur du parc naturel, Rafael Martin. En échange des investissements, les entreprises recevraient “un certificat carbone” affirmant qu’elles ont compensé une part de leurs émissions. Les investissements peuvent cependant faire augmenter le prix de concessions déjà onéreuses, alerte l’ONG Salarte. « Cela amène à de la spéculation sur les terres publiques, » affirme son fondateur Juan Martin. Face à ces allégations, le directeur du parc rétorque : « La spéculation n’est pas de notre ressort, et les bénéfices [de ces investissements] surpassent leurs risques. »

Ecologistas en Acción se plaignent quant à eux du manque de transparence autour de ces projets de compensation carbone, dénonçant le fait que les autorités n’autorisent pas la participation ni la supervision d’organisations citoyennes,, et alertant contre l’inefficacité des ce type de projets pointés du doigt par un certain nombre d’enquêtes. De plus en plus de preuves indiquent une incertitude quant à leur capacité à garantir la réduction de gaz à effet de serre, contrairement à ce qui était prétendu.

  • Rafael Martín, directeur du parc naturel, pointe les différents marais de la zone. © Helena Rodríguez

De la même façon, le potentiel d’action des marais dans la lutte contre le changement climatique à tendance à être surestimé, affirme Anthony Campbell, le scientifique à la tête de la recherche de la Nasa sur l’état des marais salants à travers le monde. « L’accumulation de carbone est un aspect très important, je ne le sous-estime pas. Mais ça ne résout pas la crise climatique. » D’après lui, la préservation des marais est importante, car ce sont de potentiels habitats émetteurs de carbone. « L’autre [raison pour  laquelle il faut les protéger] est que ces marais de bord de mer peuvent jouer un rôle essentiel en cas d’inondation ou de tempête. »

« Nous avons déjà surélevé le mur d’enceinte de 50 centimètres, car le niveau de la mer ne cesse de monter. »

Alors que l’horloge climatique continue de tourner, l’intensité et la fréquence des tempêtes et inondations éclair augmentent, une menace qui se combine à une augmentation du niveau de la mer. Aux salins de Balvanera, « nous avons déjà surélevé le mur d’enceinte de 50 centimètres, car le niveau de la mer ne cesse de monter, » explique le fondateur de Salarte, Juan Martin, en conduisant jusqu’au mur de pierres qui empêche l’eau de retourner à l’océan. Des estimations prévoient la submersion de certaines villes côtières de la baie comme San Fernando d’ici à 2070. Le climatologue Benavente soutient l’idée qu’entretenir les marais salants est l’une des stratégies d’atténuation des impacts les plus efficaces puisqu’ils jouent le rôle de barrage. « Les salins sont similaires aux solutions naturelles pour contrer le changement climatique proposées par l’UE, » affirme-t-il.

  • Sur la route du sel. © Helena Rodríguez

  • En fin de journée, Alejandro Pérez ramène les varas dans le hangar. © Helena Rodríguez

Les marais salants semblent donc être un lieu dont l’économie, la culture et le potentiel écologique pourrait profiter aux communautés côtières à travers le monde. « Le carbone n’est qu’une petite partie de l’histoire, argumente le scientifique de la Nasa, Anthony Campbell, leur biodiversité, leur habitat unique et leur beauté, c’est ça qui devrait être reconnu. Nous vivons dans ces systèmes. » Des écosystèmes naturels et culturels, qui malgré une apparence stérile, boueuse et sale, renferment des possibilités de résilience encore inexploitées, ainsi qu’un riche artisanat à préserver.

Eva et Iryna sont bien décidées à faire perdurer et à renforcer cette tradition, qui fait partie de la baie depuis des siècles. Elles encouragent les autres – quelque soit leurs origines et genre – à se joindre à elles et apprendre. « Quand on a commencé, les gens nous demandaient : ‘Mais il y a des salins dans la baie ?’ Aujourd’hui, à l’école, ma fille raconte avec fierté que sa mère est une salinera, » remarque Eva en refermant la porte de La Esperanza à la nuit tombée. Elle la réouvrira avec le prochain soleil et ce qu’il amènera de nouveaux défis.

This story has been produced with the financial support of the Coastal Resilience Solutions grant from the Earth Journalism Network.

Connecting the dots

Lionel Denis:

Directeur de la station marine de Wimereux et professeur à l’université de Lille - © Corentin Denis

Ce rêve carbone bleu

Lionel Denis s’intéresse depuis des années au cycle du carbone marin, le fameux carbone bleu. À la station marine de Wimereux, dans le Nord de la France, où le chercheur travaille, il a accueilli cet été des scientifiques du monde entier pour échanger autour des vertus et du fonctionnement de ces zones qui renferment le CO2. 

En quoi le carbone bleu est-il utile à la lutte contre le réchauffement climatique ?
Pour bien comprendre ça, il faut que je revienne sur l’origine du changement climatique. Ce changement est dû au rejet par l’homme de quantités importantes de carbone principalement sous forme de dioxyde de carbone. Lors des premières estimations des bilans de carbone, dans les années 1990, on a considéré que le sédiment allait être capable d’aspirer ce CO2, on se disait que l’océan était capable d’absorber les surplus de C02 de l’homme. Il s’avère qu’on était un petit peu optimistes. En fait, l’océan absorbe, mais pas la totalité et puis ce qui a été mis en évidence ces 20 dernières années, c’est que tous les points de l’océan ne contribuent pas à la diminution des quantités de dioxyde de carbone atmosphérique de la même façon.

Ce qu’on appelle le carbone bleu, c’est quand vous avez un écosystème qui capture plus de carbone qu’il n’en rejette dans l’atmosphère. Il enlève le carbone de l’atmosphère de la planète pour le stocker dans les sédiments pour une très grande période. C’est ça son intérêt.

C’est le cas de la baie de la Canche où vous travaillez. 

Oui, je me suis amusé à faire un petit calcul : des estuaires comme celui de la Canche vont capturer l’équivalent des rejets de 700 véhicules par an. Ça signifie à la fois que c’est important de le préserver. Mais aussi qu’on ne peut pas se dire allez, on peut y aller, il y a le carbone bleu qui absorbe tout ça. Non, le carbone bleu n’absorbe pas tout ça, il absorbe une petite partie des rejets effectués. Il est à la fois important de réduire notre empreinte et de favoriser ces endroits qui captent du carbone.

Cet été, vous avez fait venir des scientifiques du monde entier dans la baie de la Canche et la station marine de Wimereux pour une ‘école de recherche d’été’ sur le carbone bleu, dans quel but ?

Oui, on a accueilli et échangé avec 32 participants de 19 nationalités différentes, avec des gens d’Équateur, d’Indonésie, du Brésil. Nous, ici, on connaît surtout les prés salés, les marais qu’il y a vers les estuaires. Or cet été, on a aussi parlé de ce qui se passe dans les mangroves, les herbiers de posidonie ou dans l’océan ouvert. C’est important de comprendre qu’il y a différents systèmes du type carbone bleu à différents endroits du globe. Et on avait aussi des personnes d’horizons différents, certains plutôt géologues, d’autres du milieu associatif, économique ou politique, chacune avec sa compréhension du carbone bleu. Avec tous un intérêt commun, qui est de préserver ces espaces.

C’est ça votre but ?

En tant que scientifique, ce qu’on veut, c’est comprendre le fonctionnement. Mais avec la prise de conscience du réchauffement climatique, dans certains domaines on s’est rendu compte que les choses pouvaient bouger, que la science ce n’est pas uniquement de la science, c’est de la science qui peut être appliquée. Nous, scientifiques, pouvons donc relayer de l’information de manière à ce que ces éléments soient pris en compte dans des décisions politiques, parfois au détriment d’aspects touristiques ou industriels. Et dans notre cas, oui, le message que j’ai envie de faire passer c’est qu’il faut préserver ces zones et augmenter leur surface.

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