Canton de Neuchâtel, le 30 octobre,
Suzanne* est morte un lundi. C’est elle qui avait choisi ce jour.
Je l’ai retrouvée le matin, à 9 heures précises. Je suis toujours très ponctuel pour ce type de rendez-vous. Quand je suis arrivé dans la chambre de sa maison de retraite, son mari, son fils et sa fille étaient déjà là. Suzanne était assise sur son lit, l’air apaisé. Elle portait une belle blouse.
Je l’ai saluée, lui ai demandé comment elle allait et puis je lui ai posé la même question qu’à chacune de nos entrevues : “Vous êtes toujours décidée à le faire ?”
La première fois que j’ai rencontré Suzanne et son mari, c’était deux mois plus tôt dans cette même chambre. Elle m’avait contacté, via mon association Exit (qui vient en aide aux personnes souhaitant avoir recours au suicide assisté en Suisse, ndlr.), car elle avait pris sa décision : elle voulait mourir. Suzanne avait 72 ans, comme moi, mais contrairement à moi, elle souffrait de multiples pathologies.
Pendant deux heures, elle m’a expliqué les 20 dernières années de sa vie : une maladie de Parkinson qui évolue très rapidement, des problèmes terrifiants de prothèses aux deux genoux qui engendrent des douleurs insupportables, une sténose donc des douleurs abdominales, trois opérations… Quand j’ai évoqué la possibilité d’avoir recours à des soins palliatifs, Suzanne était catégorique. “Je ne souhaite pas faire inutilement durer cette fin de vie que je sais irrémédiable. Je ne vois plus de raisons d’ajouter des jours à mon existence.” Car pour elle, ces jours avaient perdu toute signification.
Son mari et elle m’ont aussi parlé de leurs enfants, une fille et un garçon qui ne se voyaient plus depuis de nombreuses années. Ces déchirures dans leur famille prenaient beaucoup de place dans leur esprit.
Deux semaines plus tard, c’est elle qui m’a rappelé. Chez Exit, nous laissons toujours les personnes nous recontacter, tout doit être à leur initiative du début à la fin. Elle m’a proposé de nous revoir le lundi suivant, en présence de ses enfants ! Après notre rencontre, elle les avait appelé·e·s. Pour la première fois depuis des années, iels acceptaient de se revoir pour soutenir leur mère dans sa décision mettre fin à ses jours. C’est un très bel acte d’amour de laisser à une personne qu’on aime le choix de mourir.
Lors de notre deuxième rendez-vous, j’ai expliqué en détail à toute la famille ce qui allait se passer. Comme une répétition pour que tout le monde soit bien au courant le jour venu et pour que je puisse aussi m’assurer que Suzanne était capable de boire seule. C’est un prérequis pour nous, car sinon c’est une autre personne qui doit faire le geste pour elle. Ce n’est alors plus un suicide, mais une euthanasie, ce qui est illégal en Suisse.
Deux semaines plus tard, j’ai reçu un appel de Suzanne : “Avec mon mari, nous avons décidé de la date suivante.” Une fois le rendez-vous ultime fixé, elle était tout à fait libérée et rassurée de me savoir là. Elle n’était pas du tout déprimée. Se suicider n’est jamais un acte de convenance. Et demander à mourir représentait pour elle une absolue délivrance.
Le dernier jour de Suzanne, tout s’est déroulé comme nous l’avions répété. Dans un verre d’eau, j’ai mis les quinze grammes de pentobarbital. J’ai aussi préparé un morceau de chocolat pour faire passer le goût amer de la potion. Je lui ai tendu le verre en lui répétant une dernière fois : “Vous êtes toujours décidée à le faire ?”
Elle a dit : “Au revoir, je vous aime.” Elle a bu la potion en trois gorgées. Je l’ai allongée sur son lit. Son mari lui tenait la main et ses enfants se trouvaient de l’autre côté du lit. Sa fille pleurait. Je suis sorti de la chambre pour les laisser en famille. En cinq minutes, Suzanne s’est éteinte très paisiblement.
Dix minutes plus tard, je suis revenu prendre son pouls : leur mère, leur épouse était partie. J’ai appelé un médecin pour qu’il vienne constater le décès, puis la police, qui doit faire une enquête et à qui j’ai remis la lettre de Suzanne, son dossier médical et l’ordonnance pour le barbiturique. Ensuite, les pompes funèbres ont pris le relais.
En fin de matinée, j’ai dit au revoir à la famille, qui m’a remercié, je leur ai laissé un mot et suis rentré chez moi. Je me sentais plein et très reconnaissant envers Suzanne de m’avoir fait confiance. L’après-midi, je suis allé me promener en forêt. Je fais presque tout le temps ça après un suicide assisté. À chaque fois, pour moi, ce sont des moments émouvants, bien sûr, mais pas traumatisants. On se sent bien d’aider quelqu’un·e à accomplir ses dernières volontés.
Dans quelques jours, je vais rencontrer une nouvelle personne qui a fait une demande d’assistance. C’est un hasard, mais comme pour Suzanne, ce sera un lundi.
*Le nom a été changé
Jean-Jacques
Ces vingt dernières années, Jean-Jacques Bise a accompagné une vingtaine de personnes vers leur mort grâce à l’association suisse Exit, dont il est membre depuis 2000 et co-président depuis 2018. Pour lui, aider des personnes comme Suzanne à “quitter une vie qui n’est plus la vie” est une évidence et une expérience qui l’a rendu plus serein et attentif aux autres.