Vienne, le 19 mai
Quand on est vraiment, vraiment, vraiment riche, on ne parle pas ouvertement d’argent. En allemand, il y a une expression qui dit : “On ne parle pas de l’argent, on l’a.” Dans ma famille, c’est comme ça, on n’est pas très transparent à ce sujet.
Je suis née dans une famille ultrariche. C’est devenu très clair à mes 18 ans, parce qu’à ma majorité, ma mère m’a dit : “Bon, maintenant, ta signature a une vraie valeur, pas seulement symbolique et légale.” À ce moment-là, pour la première fois, elle m’a expliqué quelles étaient nos finances, sans mentionner les montants exacts.
Un peu plus tard, en 2019, quand on m'a annoncé qu’un jour j’allais hériter d'une large somme, une fortune multimillionnaire de la part de ma grand-mère, je n’ai plus eu la possibilité de m’en distancer. Je ne pouvais plus dire, c’est leur problème. Ce n’était plus seulement l’argent de ma famille, ça allait devenir le mien. Et donc toutes les idées de justice sociale que j’avais déjà, que j’étais et suis toujours en train de formuler, elles ne valaient plus rien si je ne les transformais pas en actions.
Je suis née riche, mais personne ne peut planifier sa naissance. Je ne suis pas d’accord avec le fait que la naissance soit le facteur le plus important pour définir la trajectoire de la vie d’une personne. Ça, c’est du féodalisme. Je suis démocrate, pour moi le privilège de naissance doit être aboli.
Tous les enjeux de justice sociale, justice écologique, etc. sont liés à des problèmes de gestion des ressources. La façon dont on les distribue est une question économique fondamentale. Je pense que les impôts peuvent résoudre beaucoup de choses.
Le système de taxation actuel privilégie l’héritage vis-à-vis du travail. Ce dernier est toujours taxé. Or si on veut une égalité, il faut toucher au patrimoine, au droit de propriété des ressources. Il faut se demander s’il est souhaitable que tout ce qu'on a en matière de ressources soit possédé par des personnes privées qui n'ont pas de mandat démocratique, pas de responsabilités, pas d’obligation de transparence.
La redistribution des ressources, c’est aussi la redistribution du pouvoir. Du fait que le pour cent le plus riche de la population possède quasiment tout, ces personnes peuvent créer des réalités sans avoir été élues pour ça. Et ça, c’est contre la démocratie.
L’autre question qu’il faut se poser, c’est d’où vient l’argent ? Comment accumule-t-on des richesses au fil du temps ? Comment passe-t-on ce patrimoine de génération en génération ? Souvent derrière les grandes fortunes, il y a une histoire d’exploitation.
En 2022, quand j’ai hérité, j’aurais aimé qu’on taxe fortement mon héritage. Mais ce n’est pas le cas (l’Autriche a supprimé l'impôt sur les successions en 2008, ndlr.). Alors, avec des personnes qui s’intéressent à ces questions-là, nous avons cherché d’autres moyens de redistribuer la richesse.
Pour moi, la philanthropie n'est pas une option. C’est juste une manière de manifester les dynamiques de pouvoir qui sont déjà là. Une autre façon pour les riches de prendre des décisions pour le monde. Et il n’y a qu’à regarder le résultat, aujourd’hui…
Le modèle des conventions ou assemblées citoyennes me parait bien plus intéressant. Si je pense que ce n’est pas à moi de décider de ce qui est important, si je veux distribuer de manière démocratique, pourquoi ne pas inviter des personnes qui seront impactées par les décisions prises à la table où elles sont prises ?
Je suis donc allée voir le Foresight Institut en leur disant : “Je veux redistribuer ma fortune, je trouve qu’il y a une inégalité et pas assez de discussions à ce sujet. Est-ce que vous pouvez me trouver un conseil citoyen qui décidera de comment utiliser mes 25 millions d’euros ?” Ils étaient là : “Quoi ? Normalement, ce sont les États qui font ce genre de choses.”
L’année dernière, on a finalement mis en place le Guter Rat (le Bon Conseil en français, ndlr.) : une assemblée de 50 personnes à qui je confie ma fortune. On m’a dit que le processus de sélection ressemblait un peu à Charlie et la chocolaterie, tout en étant complètement scientifique : on a envoyé des invitations au hasard, de manière aléatoire, à 10 000 personnes. Mille-quatre-cent-vingt-quatre ont répondu positivement et 50 ont été sélectionnées de façon représentative afin d'avoir un groupe qui soit le plus fidèle à la population autrichienne.
Depuis mi-mars et jusqu’au 9 juin, pendant six week-ends, ces 50 personnes se réunissent et débattent de la distribution du patrimoine, de ce qu’on peut faire en tant que société et concrètement se mettent d’accord sur le meilleur usage de mon argent pour donner vie à ces idées. En fait, ce n’est déjà presque plus mon argent. Je n’ai aucun contact avec les participant·e·s, aucune influence sur le résultat.
Je ne sais pas ce qu’iels vont décider, mais à la fin de l’année, si tout va bien, la redistribution sera totale. Je ne serai plus ultrariche.
Je vais passer du 1% le plus riche, féodal, désolidarisé du reste de la société, aux 99% qui bossent, paient des impôts et créent un système dont je profite aussi et auquel je veux participer avec mon futur boulot et mes impôts. Attention, je ne romantise pas ces 99%, je ne crois pas que leur vie soit meilleure, mais idéalement, politiquement, pour moi, c’est une ascension dans la démocratie.
Et après il ne faut pas oublier que même si je redistribue ma fortune à 99%, je serai toujours privilégiée. J’aurais encore accès à des gens puissants, aisés et influents. Et je viendrais toujours d’une famille ultrariche… Sauf s’iels décident à leur tour de redistribuer leur fortune !
Marlene a 32 ans et fait partie des personnes “extrêmement riches”, car elle a hérité de sa grand-mère multimillionnaire. Depuis des années, elle réfléchit au moyen de redistribuer cette richesse. En 2021, elle s’est organisée avec d’autres riches dans l’association taxmenow, qui en 2023 a créé une pétition demandant à la Commission européenne d’instaurer un impôt européen sur les grandes fortunes. Puis en 2024, elle a officiellement lancé le Guter Rat : une assemblée de 50 citoyen·ne·s tiré·e·s au sort pour décider ensemble des meilleurs moyens de “rendre” sa fortune à la société de façon démocratique.