Marseille, le 20 décembre
Le 18 octobre, j’ai retrouvé ma sœur et ma fille sur le Vieux-Port, à Marseille. Il faisait beau, un léger vent soufflait. Elles avaient un drapeau palestinien dans les mains et il flottait un peu dans l’air. Elles étaient contentes, je les ai prises en photo.
Un rassemblement en soutien à Gaza avait été annoncé à cet endroit, puis interdit et finalement, nous le pensions, autorisé (il avait en fait été interdit, comme la plupart des manifestations en soutien à la Palestine en France lors des semaines qui ont suivi les attaques du 7 octobre et les premiers bombardements de la bande de Gaza, ndlr.). Nous étions donc au point de rendez-vous un peu en avance. Il n’y avait presque personne, seulement des touristes et des passant·e·s. Et d’un coup, des dizaines de policiers nous ont encerclées et embarquées toutes les trois. Nous avons passé les heures suivantes en garde à vue.
Pour moi, ça a été un choc. D’ailleurs, j’ai crié comme jamais je ne crie, comme jamais je n’ai crié. Toute l’injustice que je ressens dans mon corps à cause de ce qui se passe à Gaza s’est placée dans ma voix. L’injustice de cette solitude qu’on vit ici en tant que palestinien·ne·s : on se sent seul·e·s au monde.
Je dis que cette arrestation a été un choc, mais pour être honnête, tout ce qui se passe en ce moment est un choc pour moi.
Je suis palestinienne, bien que je n’aie jamais habité en Palestine. Mon père et mes grands-parents ont été chassé·e·s de Palestine au moment de la Nakba (la « catastrophe » en arabe, désigne l’exode forcé d’environ 700 000 Palestinien·ne·s en 1948, ndlr.). Je suis née et j’ai vécu en Syrie, à Yarmouk, dans le camp de réfugié·e·s palestien·ne·s de Damas. J’y ai été professeure de physique-chimie pendant 20 ans et y ai mis au monde mes enfants.
Dès les premiers instants de la révolution syrienne, j’ai pris part aux actions de contestation. Je participais aux discussions et aux rassemblements avec mes amies syriennes. Heureusement pour moi, je ne me suis jamais fait arrêter là-bas.
Au fil des jours, la révolution s’est transformée en guerre. La situation est devenue trop dangereuse pour nous. Chacun·e, les un·e·s après les autres, nous avons pris un billet pour l’Égypte. Mes frères, mes sœurs, ma mère, mes enfants et moi… toute la famille est partie, sauf mon père. Il ne voulait pas quitter sa maison une deuxième fois. Cependant, en décembre 2012, l’armée a bombardé notre quartier, donc il s’en est allé, lui aussi.
Aucun· d’entre nous n’avait en tête de rester très longtemps en Égypte. Nous avions tous·te·s acheté des aller-retour. Nous pensions revenir quand Bachar tomberait. Mais Bachar n’est pas tombé et nous n’avons toujours pas pu rentrer.
Quand je suis arrivée en France, en 2013, car la situation devenait tendue pour les réfugié·e·s palestinien·ne·s en Égypte, je n’ai pas parlé pendant un mois. Je me sentais terriblement coupable d’être partie et d’avoir laissé les autres familles syriennes. J’avais l’impression de trahir. J’étais accablée par la tristesse. Puis, petit à petit, j’ai fait en sorte d’aller mieux pour mes enfants.
Ici en France, depuis dix ans, je continue à aider autant que je peux les peuples syriens et palestiniens. J’organise ou je participe à des actions, à des soirées de soutien, des rassemblements, des événements culturels… Et les causes palestinienne ou syrienne ne sont pas les seules dans lesquelles je m’implique. Je ressens et je soutiens le cri de chaque révolutionnaire. Ça veut dire que si des gens ont besoin de moi et que je peux les aider, je le fais.
D’ailleurs quand je suis arrivée dans ce pays, à chaque fois que je manifestais pour le travail, la retraite ou défendre d’autres droits, j’étais contente. J’ai marché avec des milliers d’autres personnes dans les rues de Marseille, je n’avais jamais vu ça. Je me disais : « C’est la liberté. » Ensuite, j’ai compris que le gouvernement n’écoutait pas tous ces gens qui protestent et que les policier·ère·s peuvent les traiter mal.
Aujourd’hui, au fond de moi, je suis déprimée et je suis en colère. Avec ma famille, on s’est exilé·e·s ici pour avoir plus de libertés et de démocratie ; désormais, parfois, on réfléchit à partir. Et on sait que partout où on va, partout où on est allé·e·s et partout où on ira, on sera traité·e·s différemment par l’État. On est toujours traité·e·s comme des Palestinien·ne·s.
Bessan* |
Bessan est née dans une famille palestinienne réfugiée en Syrie, pays qu’elle a à son tour quitté à cause de sa participation à la révolution syrienne. Elle aime dire qu’elle est palestinienne, car « c’est une fierté, une chance, mais aussi dans le cœur, un peu de malheur ». Un sentiment et une lutte en elle qu’elle tente de nous expliquer, même si, prévient-elle « comme on dit en arabe, “la main qui est dans l’eau n’est pas la main qui est dans le feu” » – on ne peut pas ressentir ce qu’elle ressent. |