Fier, le 25 octobre 2023
J’avais beaucoup entendu parler de KeBuono avant d’y travailler. Quand je suis allée dans cette pâtisserie pour la première fois, j’ai été marquée par la beauté de l’endroit, impressionnée par la façon dont ça a été réaménagé et décoré : les murs blanc et jaune, l’enseigne lumineuse, la petite bibliothèque… Personne ne peut imaginer ce qui se passait ici avant. Personne ne peut deviner qu’il y a quelques années, ce n’était pas une pâtisserie, mais un night-club qui appartenait au crime organisé.
Aujourd’hui, on y vient pour acheter des panettones, l’été, des glaces, ou alors tout au long de l’année, se former à la pâtisserie. Mais il y a 20 ans, ce lieu ressemblait vraiment à une cave, c’était sombre et un peu caché. Dans la pièce principale, il y avait un grand comptoir et une barre de pole dance au milieu. Son propriétaire l’avait acheté via l’argent d’un réseau de deal organisé entre l’Italie et l’Albanie.
Cet homme a été arrêté puis condamné pour trafic de drogue et incitation à la prostitution à Milan en 2005. Le night-club a été saisi par les autorités légales de Tirana, puis l’État albanais l’a acquis. En janvier 2018, il a été confié à l’association Engim pour une durée de cinq ans – contrat qui a été renouvelé l’année dernière. Et c’est ainsi qu’on a pu mettre sur pied le premier projet d’usage social de biens confisqués à la mafia en Albanie.
L’idée qui est inspirée de l’Italie (où cette pratique est en place depuis 1996, ndlr) c’est de reprendre des biens au crime organisé et de permettre à la société civile de s’en emparer. C’est une réponse citoyenne au système mafieux.
La première chose qu’on a faite quand on a pris possession des lieux, c’est d’y faire entrer la lumière pour chasser le passé. Avant la façade extérieure, ce n’était qu’un mur de briques rouges, on y a installé des vitres à la place, ce qui donne un message très clair de transparence et d’ouverture.
Aujourd’hui, quatre personnes font tourner la pâtisserie : un manager, la cheffe, un assistant chef et une responsable de la logistique et des livraisons. On fait beaucoup de catering pour des événements, mais aussi des ateliers avec les plus jeunes — 700 enfants sont passés par ici — et des formations — souvent avec des femmes qui ont traversé différentes épreuves. On est devenu une école de pâtisserie. D’ailleurs, la personne qui est cheffe actuellement a été formée chez KeBuono. Ensuite, elle a ouvert sa propre pâtisserie avec succès. Puis elle est revenue travailler ici, en tant que cheffe. D’autres ont aussi été embauchées dans des pâtisseries de plus grand renom !
Tout n’est pas rose comme ça, je ne vais pas mentir. L’année dernière, financièrement, c’était compliqué, il a fallu tout repenser et refaire un business model. Mais tout ça n’a rien à voir avec le passé de l’endroit, ce sont des choses qui peuvent arriver à toutes les entreprises sociales.
Depuis qu’on a repris ce lieu et monté cette pâtisserie sociale, on n’a pas eu de problème avec la mafia. En Italie, d’où je viens, je sais que ce n’est pas toujours le cas. Je pense que ce qui a permis que ça se passe bien de ce point de vue là, c’est le fait que l’ancien propriétaire est en prison, que la famille n’était visiblement pas intéressée par le fait de récupérer cet endroit et qu’il n’y avait pas non plus de business à finir ou reprendre ici. Tout ça fait qu’on nous a laissé·e·s tranquilles.
Cinq ans après son ouverture, KeBuono est assez connue et citée comme exemple. Avant c’était un endroit où des gens souvent lié·e·s de près ou de loin au crime organisé se réunissaient, maintenant, c’est un endroit qui sert de tremplin aux habitant·e·s. De ce point de vue, on a réussi notre mission. Et on a ouvert la voie à ce système de l’utilisation sociale des biens confisqués en Albanie.
Eleonora
Eleonora a grandi en Italie. Elle vit désormais à Fier et depuis un an et demi travaille sur le projet KeBuono via l’association Engim. C’est à cette dernière qu’a été confié en 2018, pour la première fois en Albanie, la gestion d’un bien mal-acquis par la mafia — où se trouve désormais la pâtisserie sociale. Le pays en compte aujourd’hui deux autres.