Depuis presque 40 ans, Chypre et ses habitant·e·s vivent un quotidien divisé. En 1974, l'armée turque a envahi le tiers nord de l'île méditerranéenne en réaction à un coup d'État visant à rattacher ce territoire à la Grèce. Cent soixante mille Chypriotes grec·que·s ont alors fui vers le Sud, tandis qu'un nombre moindre de Chypriotes turc·que·s a trouvé refuge au Nord. Malgré cette partition, une poignée de Chypriotes grec·s ont préféré rester dans leur village, Rizokarpaso, devenu depuis une véritable enclave en terrain chypriote turc. Mais des initiatives bicommunautaires s’efforcent de créer des ponts entre les deux communautés, comme celle qui les enjoint à restaurer ensemble leur patrimoine.
Après avoir traversé l’un des points de contrôle de la capitale divisée de Chypre pour rejoindre le nord de l’île, les petites chapelles orthodoxes laissées en ruines et parsemées le long de la route témoignent d’un passé obscur et agité. À plus de deux heures de route, en cette matinée printanière de fin avril, le soleil levant darde ses rayons sur le village de Rizokarpaso, rebaptisé Dipkarpaz en turc depuis bientôt 49 ans. Situé dans la région isolée de la péninsule du Karpas, il abrite une petite communauté de Chypriotes grec·que·s, sous le contrôle de la “République turque de Chypre du Nord” (RTCN), autoproclamée en 1983 et reconnue seulement par Ankara.
L'église au centre du village
Sur la place centrale du petit bourg, l’église de Saint-Synésios fait face à une statue à l’effigie de Mustafa Kemal Atatürk, père de la République turque. Le seul café à l’enseigne grecque accueille les habitué·e·s des villages alentour. Les fidèles chypriotes grec·que·s, petit·e·s comme grand·e·s, affluent sur le parvis de la paroisse pour assister à la messe du dimanche sous l’œil des autorités de la RTCN.
Contrairement au 160 000 membres de la communauté grecque qui ont fui au Sud, ces « enclavé·e·s » ont choisi de rester dans la région, malgré la présence de forces militaires après l’invasion turque de 1974. Aujourd’hui, le Rizokarpaso compte quelque 245 Chypriotes grec·que·s contre 2 000 avant le conflit. Ils·elles vivent coupé·e·s du reste de Chypre parmi les colons venus de Turquie et installés massivement dans la région ces dernières années. « J’ai grandi autour de ce village et c’est une joie pour moi de pouvoir psalmodier ici. déclare père Christodoulou à la sortie de la messe qui, du côté occupé, ne se déroule jamais sans l’aval des autorités de la RTCN avant d’ajouter : Je remercie également les responsables chypriotes turc·que·s qui sont impeccables et discret·e·s avec nous. » Pour l’ecclésiastique comme pour le reste des enclavé·e·s, la paroisse de Saint-Synésios, qui porte le nom d’un ancien évêque et protecteur de la région du Karpas, permet de maintenir un certain esprit de communauté.
La situation politique rendant son accès difficile même à la communauté internationale depuis de nombreuses années, l’édifice construit entre le XIe et XIIe siècle a subi des dommages, causés surtout par le manque d’entretien. Mais en 2020, environ 500 000 euros ont été déboursés pour la conservation de l’iconostase, la cloison d’icônes qui sépare la nef du sanctuaire, et la structure de l’église. « La préservation est faite au nom de la culture qui ne connaît ni de limite ni de frontière, et non pas pour telle ou telle communauté », prêche le père Christodoulou. Les travaux devraient s’achever en juillet 2023. On doit cet effort de restauration au Comité technique bicommunautaire pour le patrimoine culturel de l’île mené par Sotos Ktoris, un Chypriote grec, et Ali Tuncay, un Chypriote turc.
« À Chypre, il y a deux versions de l’histoire. »
Victime collatérale des événements de 1974, le patrimoine culturel de Chypre s’est fragmenté avec la division de l’île. Aujourd’hui encore, dans la partie nord occupée, on peut voir de nombreux sites culturels endommagés. Les forces turques ont utilisé des bâtiments historiques et religieux comme bases militaires. Un grand nombre d’œuvres d’art ainsi que d’artefact a également été vendu sur le marché noir, à l’abri des regards dans le Sud, au vu et au su des autorités turques, dans le Nord.
« À Chypre, il y a deux versions de l’histoire. Pour les Chypriotes grec·que·s, celle des événements de 1974 et pour les Chypriotes turc·que·s, celles des événements de 1963 (de violentes tensions intercommunautaires qui causèrent 134 morts et l’intervention des Casques bleus, ndlr.). Depuis, les monuments ont souffert. Notre mandat, sans politiser la question, sert à dire que ces édifices sont pour les générations futures, pour l’humanité et pour tout le monde », déclare Ali Tuncay, à 100 kilomètres de là, attablé à un café de la capitale chypriote. « L’une des réalisations majeures de ce comité, c’est que nous avons abandonné le jeu du blâme entre les deux communautés en ce qui concerne le passé. Nous essayons de dépolitiser afin de construire des ponts », renchérit Soto Ktoris, également à la table et à la tête du comité.
Patrimoine sans frontières
Depuis sa création en 2008, après un accord entre les leaders des deux communautés, le comité a perçu plus de 20 millions d’euros dans le cadre de la politique de Cohésion de l’Union européenne et de son programme d’aide à la communauté chypriote turque. Pour Sotos Ktoris, « chaque empreinte culturelle laissée sur l’île par toutes les civilisations et tous les peuples qui ont traversé Chypre doit être prise en considération ». « Nous avons décidé que tous les monuments de toutes les civilisations font partie de notre patrimoine commun partagé », résume-t-il entre deux gorgées de café. À l’instar de Saint-Synesios, 122 sites à travers l’île ont ainsi été restaurés ou sont en cours de restauration avec l’appui du Programme des Nations unies pour le développement (UNDP).
Dans le Sud de l’île, la ville portuaire de Larnaca regorge de constructions datant de la période ottomane. Tuncer Bagiskan qui vit au Nord, explore pour la première fois la rénovation bientôt achevée du complexe de la mosquée Zouhouri Tekke construite au XVIIIe siècle. Avec le Hala Sultan Tekke et le Turabi Tekke, ce site faisait partie des trois principaux lieux de cultes de la communauté chypriote turque de Larnaca avant 1974. « Je suis assez content des travaux, sachant qu’avant il y avait un parking, que des familles s’y étaient installées et y étendaient leur linge », raconte l’archéologue âgé de 75 ans.« En raison de la guerre et du déplacement de la population, le Zouhouri Tekke n’avait plus visiteur·se·s, explique-t-il. En continuant son inspection des travaux finis, il soupire : « Avant la guerre, les représentants des deux religions, le pope orthodoxe et l’imam se rencontraient. Mais cette connexion a été interrompue, c’est dommage. »
Pour ce passionné qui rédige un livre sur les monuments ottomans de Chypre à ses heures perdues, la division de l’île a aussi eu d’énormes conséquences sur les fouilles archéologiques au Nord. « Les archéologues étranger·e·s étaient pendant un moment interdit·e·s de territoire. Le patrimoine culturel de l’île se serait porté bien mieux si on avait eu un coup de main des étranger·e·s, regrette Bagiskan qui loue le travail du comité sans pour autant se faire d’illusions. Encore aujourd’hui, il n’y a aucune connexion entre les départements des antiquités des deux côtés de l’île, il faut qu’ils s’unissent, mais je n’ai pas d’espoir que cela arrive dans un futur proche. »
« Comme mes parents, je ne partirai jamais d’ici, j’y resterai jusqu’au bout, si tout va pour le mieux »
Dans une rue bordée d’arbres et de fleurs de Rizokarpaso à quelques mètres de l’église restaurée, après la messe, Demetris Giorgallis, 44 ans, a d’autres préoccupations. Il prépare le mémorial de son père décédé en 2005 dans le jardin de sa maison familiale, petite et conviviale. Demetris vit seul entouré de ses nombreux·ses proches, en témoignent leurs innombrables portraits accrochés à ses murs. « Après la guerre de 1974, mes parents ont décidé de rester et ils ont bien fait. Je ne partirai jamais d’ici, j’y resterai jusqu’au bout, si tout va pour le mieux », dit cet agriculteur avec conviction. « Pour les jeunes, il n’y a pas d’avenir ici, il n’y a pas de travail et malheureusement la République de Chypre n’a pas augmenté l’allocation des enclavé·e·s, qui s’élève à 370 euros depuis des années », regrette-t-il.
La situation précaire n’a cependant pas empêché un certain nombre de jeunes habitant·e·s dans les zones contrôlées par la République de Chypre de venir s’installer dans l’enclave. C’est le cas de Kyriaki Dimitriou, 26 ans, mère au foyer qui a décidé de rejoindre son compagnon originaire du Rizokarpaso alors qu’elle avait 18 ans. Ensemble ils dirigent une ferme et ont trois enfants. Mais pour pallier aux fins de mois difficiles, chaque mercredi, ce couple, comme les autres enclavé·e·s, bénéficie de denrées alimentaires administrées par l’ONU. « Au début, c’était dur de vivre ici. Nous n’avons pas le droit de célébrer les fêtes nationales. Il nous est interdit d’afficher nos drapeaux… mais au fur et à mesure on s’y habitue », raconte Kyriaki avec sa fille dans les bras. « Nous n’avons pas de problèmes avec les Turc·que·s. Depuis l’ouverture des points de contrôle en 2003, la tension est retombée, comparée à celle de mes parents qui ont vécu le couvre-feu », explique-t-elle. Cette ouverture des checkpoints situés le long de la ligne verte Nord/Sud a permis aux deux communautés de l’île de se rapprocher après avoir été isolées l’une de l’autre pendant 30 ans.
Dans la buffer zone
À Nicosie, dans la zone tampon contrôlée par la force des Nations Unies qui, deux décennies plus tard, sépare toujours la capitale en deux, Andromachi Sophocleous, 34 ans, et Kemal Baykalli, 47 ans, se sont donné rendez-vous à leur point de rencontre habituel, au milieu des Casques bleus. Co-fondateur·rice·s de « Unite Cyprus Now« (UCN), une plateforme bicommunautaire, ils militent pour la réunification de l’île depuis 2017. Pour ces activistes, le programme européen d’aide à la communauté chypriote turque et la préservation du patrimoine culturel de Chypre sont d’une importance capitale pour le rapprochement des deux parties. « Le soutien de l’UE est essentiel. Mais sa perspective politique est absente », regrette cependant Andromachi entre deux accolades. « L’aide à la communauté chypriote turque est l’une des ressources les plus prometteuses, mais elle doit être renforcée pour atteindre le plus de Chypriotes turc·que·s possible », explique cette analyste politique. » Soutenir les Chypriotes turc·que·s et leur développement, c’est aussi les préparer à la réunification de l’île », souligne Kemal, qui comme son acolyte a toujours vécu dans un pays fractionné par la ligne verte.
Alors que l’espoir germait sur l’île, UCN a été fondée dans la rue pour exhorter les dirigeants des deux côtés de l’époque, Mustafa Akinci et Nicos Anastasiades, à prendre des mesures décisives lors des négociations pour la réunification de l’île de 2017 à Crans Montana, en Suisse. Mais les pourparlers sous l’égide des Nations Unies ont achoppé et sont au point mort depuis maintenant six ans. Andromachi voit en cette stagnation « un terreau fertile pour les tendances nationalistes ».
Gros échecs et petites victoires
Kemal, qui lorsqu’il ne milite pas danse le tango, l’art d’avancer à deux avec grâce dans une même direction, constate à regret la succession de faux pas de ce processus : « Après l’échec à Crans Montana, les choses ont commencé à se dégrader. Nous n’avons pas réussi à garder au pouvoir Akinci, partisan de la réconciliation avec les Chypriotes grecs. » Le Nord et la Turquie ont radicalement changé leur approche depuis l’élection en 2020 du dirigeant Ersin Tatar. Appuyé par le président turc Recep Tayip Erdogan, le leader ne veut plus entendre parler de la solution fédérale soutenue par l’ONU et l’UE. Il avance désormais sur la table des négociations un scénario à deux États, qui reconnaîtrait de fait la souveraineté de la RTCN.
De l’autre côté de la ligne verte, le président de la République de Chypre, Nikos Christodoulides, élu en février dernier, s’est montré plus rigide que ses adversaires sur la question de la reprise des pourparlers lors de sa campagne électorale. S’il souhaite relancer les discussions après la prochaine élection présidentielle turque de mai et appelle l’UE à y jouer un rôle plus actif, sa candidature à la tête de la République de Chypre a notamment été appuyée par des partis souhaitant un autre modèle que celui d’une fédération. « Nous n’avons vu aucun signe d’ouverture aux Chypriotes turcs de sa part », ajoute Andromachi devant les barbelés de la buffer zone.
« Il ne faut pas oublier qu’il y a 20 ans, il était impossible de passer d’un côté à l’autre. »
À ses yeux, « depuis l’échec des négociations, les choses sont devenues très difficiles pour les activités bicommunautaires interculturelles, parce qu’il n’y a pas suffisamment de soutien. Or nous sommes arrivé·e·s à un stade où nous avons besoin d’initiatives politiques de la part de ceux qui veulent une solution, mais l’environnement n’est pas propice. » Comme pour conjurer le sort, ce jour-là, les deux activistes assistent à la première d’un documentaire consacré aux points de contrôle à l’occasion du 20e anniversaire de leur ouverture. Car il y a 20 ans, « il ne faut pas oublier qu’il était impossible de passer d’un côté à l’autre ».
À Rizokarpaso, pour les plus anciens du village, la question de la cohabitation reste un sujet éminemment épineux. La mémoire est encore vive et la tension toujours palpable aujourd’hui. Eleni Sinainou, 33 ans, active le pas lorsque l’on aborde le sujet. Avec↓son père Iosif, cette jeune femme dynamique à la chevelure noire tient le café chypriote grec situé en face de Saint-Synesios. Entre deux conversations en langue turque, elle sert les client·e·s et les quelques touristes curieux·ses qui s’y aventurent. Sa fille de 7 ans, Melina, accrochée à son cou, celle qui refuse d’être qualifiée de « résistante« se souvient des professeur·e·s qui venaient de la République de Chypre, au Sud, leur faire cours en cachette en 2003-2004 et des Chypriotes turc·que·s qui lui lançaient des pierres lorsqu’elle était petite. Mais ils ont « grandi ensemble » à Rizokarpaso et « aujourd’hui, la baby-sitter de Melina est turque », remarque-t-elle. Petite victoire en terrain occupé.
This story is part of the YOUTHopia campaign, a journalistic project shedding new lights on the EU Cohesion Policy.
Biens culturels : au cœur des conflits
Si les dommages subis sont moins médiatisés que les pertes humaines, les atteintes au patrimoine sont le lot commun des conflits armés. Restitution, reconstruction, restauration, réhabilitation… différentes options juridiques et politiques sont souvent envisagées par la suite pour apaiser les esprits et stabiliser une situation. Car loin de se limiter à être de simples objets matériels, les biens culturels sont de véritables vecteurs identitaires.
À Chypre, le processus décrit dans l’article a été entamé dans un contexte particulier, encore sous tension, alors que des communautés d’origine Turque et Grecques cohabitent. Meltem Onurkan Samani, qui est au bureau présidentiel de la RTCN, expliquait que ces restaurations avaient pour but de soulager « les blessures historiques ». Cela semble très utopique dit ainsi, mais ce modèle semble fonctionner. Rénover de façon conjointe le patrimoine est un moyen de se réapproprier l’histoire de Chypre pour celles et ceux qui y vivent. Ces actions collectives contribuent aussi au respect de tous et toutes dans une société qui se veut pacifiée malgré les divisions politiques encore vivaces. Une sorte de réconciliation autour des biens communs de la population chypriote.
À l’inverse, lors d’un conflit, le patrimoine peut être envisagé comme un outil politique et stratégique belliqueux, comme une cible. Dans ce contexte, parmi les diverses atteintes aux biens culturels (vols, pillages, spoliations, confiscations, destructions…) se trouve ce que nous pourrions dénommer, par raccourci, des modifications du patrimoine selon les idéologies politiques : c’est-à-dire une dégradation du patrimoine pour les uns qui est une restauration pour les autres, effacer les traces d’une culture pour en rétablir une autre. C’est, par exemple, ce qui se passe actuellement dans la région du Haut-Karabakh où s’affrontent l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Les deux parties ont été appelées au respect des biens culturels les unes des autres. Mais le 3 février 2022, le ministre azerbaïdjanais de la Culture, Anar Karimov, a annoncé la création d’un groupe de travail chargé de supprimer « les inscriptions fictives laissées par les Arméniens sur les temples religieux » . Il s’agit en fait d’effacer les traces arméniennes du patrimoine culturel tombé sous son autorité. Une mesure prise et des actes commis qui sont dénoncés par le Parlement européen dans une résolution du 10 mars 2022 : « l’élimination des traces du patrimoine culturel arménien dans la région du Haut-Karabakh est réalisée non seulement en le dégradant et en le détruisant, mais aussi en falsifiant l’histoire et en tentant de rattacher celle-ci à “l’Albanie du Caucase” (un royaume antique disparu au VIIe siècle, à ne pas confondre avec l’Albanie actuelle, ndlr.) » Le patrimoine n’est pas utilisé ici comme vecteur de pacification, mais de tensions entre des peuples au point de vouloir effacer de la mémoire de l’un et l’existence de l’autre. Une arme pour « falsifier » l’histoire.